Atelier 27 : Études Manuscrites
Responsable de l’atelier
Guillaume Coatalen
CY Cergy Paris Université
guillaume.coatalen@cyu.fr
Blandine Demotz
CY Cergy-Paris Université
blandine.demotz@ens-lyon.fr
Penser la frontière : achoppement et continuité de la communication dans les manuscrits de Thomas Cromwell
Thomas Cromwell, en tant que ministre principal du roi Henri VIII entre 1532 et 1540 et en tant qu’homme d’État, est un homme versé dans l’art de la diplomatie, une qualité appelée par sa position. En effet, durant la première moitié du XVIe siècle, les grandes puissances occidentales que sont la France, l’Espagne, mais aussi les États du Pape sont en conflit, rendant une partie des frontières de l’Europe occidentale mouvantes. Cromwell n’est pas un ambassadeur et, de fait, il n’est pas témoin direct des déplacements des frontières, il n’est que témoin secondaire, par le biais des rapports qu’il reçoit et des ordres qu’il relaie. Le ministre est ainsi fondamentalement un homme de l’écrit. Même si de nombreux documents ont été détruits lors de son arrestation, on dispose tout de même d’un très grand nombre de lettres mais également de documents divers qui renseignent sur l’usage de l’écrit de Cromwell pendant la décennie qu’il a passé au sein du pouvoir. Les documents du ministre peuvent ainsi être compris comme des indicateurs des mouvances socio-culturelles et épistolaires dans la sphère politique et diplomatique dans laquelle Cromwell et ses interlocuteurs évoluent. En ce sens, les manuscrits sont particulièrement révélateurs, en ce que la façon dont les mots sont placés sur la page est aussi la preuve d’une compréhension profonde des enjeux socio-culturels portés par toute forme de communication écrite. La notion de frontière semble ainsi opérante : comment comprendre les espaces laissés vides, qui constituent des frontières entre les mots ? La page elle-même agit-elle comme une frontière à la communication, alors que l’oralité est valorisée ? Ces questions mènent à une réflexion plus approfondie sur la valeur de l’écrit épistolaire, une valeur également représentée dans la façon dont les lettres sont pliées, adressées, puis conservées. La forme manuscrite pourrait donc permettre de penser la notion de frontière ainsi que la notion de continuité, dans un contexte politique qui valorise la communication, alors même que les frontières terrestres sont mouvantes.
Biographie
Normalienne, Blandine Demotz est doctorante en études anglophones à CY Cergy-Paris Université, au sein du laboratoire Héritages. Sa thèse, intitulée « “I require you on the kynges behalfe that ye procede” : agentivité et autorité étatique dans les lettres de Thomas Cromwell (1532-1540) » et sous la direction de Guillaume Coatalen, vise à étudier la façon dont l’homme d’État construit son statut d’épistolier, en accord avec sa position au sein du gouvernement, et remet en question la liberté d’action dont bénéficiait Cromwell. Autrice aux éditions Ellipses, elle a récemment publié pour la revue Caliban sur la question de la tolérance religieuse dans les lettres de Cromwell (décembre 2023) ainsi que sur la question des failles épistolaires dans ce même corpus pour les Cahiers A’Chroniques (décembre 2023).
Alice De Nanteuil
Université de Rouen
alice.de-nanteuil@univ-rouen.fr
Caitlín Dubh’s manuscripts and the materiality of the liminal
This paper proposes to explore the manuscript poems of the Irish Gaelic poet Caitlín Dubh, dating from 1624 to 1629. While only five of her poems are still extant today, she is considered as the most productive female Irish poet of the seventeenth century. Her poems areelegies commemorating the deaths of four members of a noble Old English family, the O’Brien of Thomond. In this talk, I would like to suggest a study of those manuscripts under three main aspects.
I first want to explore the conditions of existence and production of these poems. The seventeenth century in Ireland was a period of deep political, social and cultural unrest; following the English invasion of the island, Gaelic traditions and organisations rapidly disintegrated under aggressive English policies to “civilize” and “anglicize” the Irish. As the ancient, deep-rooted system of Irish bardic schools came undone, efforts to perpetuate Gaelic culture as much as possible led to the preservation of less noble poetic forms, set aside up to that time: notably, oral poetry, low-brow poetry and poetry made by women. Catilín Dubh’s elegies, belonging to those three categories, thus exist on the brink, as they encapsulate the vacillating condition of Irish Gaelic poetry in the early modern period.
In a second part, I suggest to closely approach the Gaelic manuscript text, preserved at the Maynooth Library, Co. Kildare (Ireland). The manuscript itself is not contemporary to the advent of these elegies, which were not written down by the poet herself. They were transcribed in 1712 in a family poem-book, for a descendant of the O’Brien’s. What it thus displayed inthis textual object is an eighteenth-century manuscript hand pining down a seventeenth-century poem. The document itself is crafted at a time when manuscript writing as a practice quickly declines under the strain of print, and when the Irish language has already profoundly suffered the linguistic assaults of the English. While interrogating these temporal distortions weaved within the text, I would also like to propose an introduction to Irish Gaelic manuscript writing by deciphering a few lines of the poem. In doing so, I will try to examine the influence of English manuscript practices onto the Gaelic ones.
The last part will endeavour to look at phenomena of translation from early modern Irish Gaelic to contemporary English. Such a process is necessary to clarify the text and give a larger public access to it ; but it also constitutes – unsurprisingly so – a transformation of the text in which networks of meaning are lost. Coming back to the manuscript original enables a better appreciation of the parameters set in place by Catilín Dubh to create her poetic world, in which she abolishes the borders between the planes of the mythical and the political.
The very existence of this manuscript is conditioned by its state of in-betweenness : between oral and written practices, between Ireland and England, between the rise and fall of Gaelic culture. The materiality of the manuscript reveals how the Irish female poet Caitlín Dubh invested this very liminality to redefine the outlines of her poetry.
Biographie
Alice de Nanteuil est doctorante contractuelle à l’Université de Rouen Normandie. Agrégée d’anglais en 2020 et diplômée de l’ENS de Lyon, elle commence sa thèse auprès de Claire Gheeraert-Graffeuille en septembre 2023. Ses recherches proposent une approche transversale sur les voix des femmes en Irlande et en Écosse, à l’époque de la première modernité (XVIe – XVIIe siècles). Longtemps ignorés de par leur aspect clairsemé, c’est en les étudiant conjointement, à la fois en Irlande et en Écosse, que les écrits et productions des femmes gaéliques de cette période entrent en résonance et s’établissent en tant que réelle tradition, influente et non-isolée.
Jean-Antoine Engel
Sorbonne Nouvelle
jean-antoine.engel@sorbonne-nouvelle.fr
Traverser la frontière culturelle irlandaise : le Foras Feasa ar Éirinn (XVIIe siècle)
Le Foras Feasa ar Éirinn, ou « Fondement des Connaissances sur l’Irlande » est un recueil manuscrit en prose de récits mythologiques, historiques et pseudo-historiques retraçant l’histoire de l’Irlande depuis la création du monde jusqu’à l’arrivée des Normands au XIIe siècle. Complétée autour de 1634-5, cette œuvre est considérée comme l’un des textes fondateurs de l’imaginaire irlandais et marque le passage du moyen irlandais à l’irlandais moderne. Son auteur, Geoffrey Keating, prêtre séculier catholique d’ascendance anglo-normande, compose ce recueil dans une Irlande où plusieurs communautés culturelles, religieuses et linguistiques cohabitent. Dans sa préface polémique, Keating répond aux dénigrations de certains auteurs étrangers, présente ses propres sources et légitime une histoire irlandaise indépendante tout en inscrivant son texte dans le paysage intellectuel européen. En regrettant que les auteurs non irlandophones ne maitrisent pas les anciens manuscrits irlandais et en leur présentant, à travers son texte, une compilation de ces récits, l’œuvre de Keating entretient une relation particulière avec la frontière culturelle irlandaise.
Cette communication se concentrera sur la diffusion du texte manuscrit à travers la frontière culturelle et linguistique irlandaise. Tout d’abord, je présenterai le texte dans son contexte de circulation et dans son rapport aux sources, imprimées et manuscrites. Ensuite, j’analyserai un extrait du manuscrit Paris Bib. Nat. Celtique et Basque 66, datant de 1644 et considéré comme l’un des 5 manuscrits les plus proches de ce que devait être l’original. Je comparerai ce manuscrit, demeuré inédit, à des versions publiées, mais aussi au manuscrit RIA MS 24 G 16, datant de 1668. Il s’agit du seul exemplaire de la première traduction de ce texte en anglais (1635), qui a été très peu étudiée jusqu’ici. Dans le cadre de ma thèse de doctorat, je prépare une édition diplomatique et une traduction comparée en français de la préface du Foras Feasa ar Éirinn à partir de la version irlandaise de 1644 et de la version anglaise de 1635/1668.
Biographie
Après un master en linguistique complété par un second master ‘Monde Anglophone – Etudes Irlandaises’, Jean-Antoine Engel est actuellement en première année de thèse en tant que doctorant contractuel dans le laboratoire Etudes et Recherches Irlandaises et Nord-Irlandaises (ERIN), EA 4398-PRISMES, ED 625-MAGIIE, de l’université Sorbonne Nouvelle, sous la direction de Clíona Ní Ríordáin (Sorbonne Nouvelle) et Laetitia Sansonetti (Université Paris Nanterre). Sa thèse, intitulée « Contexte de circulation, production et réception des textes dans l’Irlande du 17e siècle » consiste en une présentation de la diffusion des manuscrits dans l’Irlande du 17e siècle à travers une traduction comparée de la préface d’un exemplaire (1644), en langue irlandaise du Foras Feasa ar Éirinn (1634-5), et de celle du seul exemplaire de sa première traduction en anglais (1635).
Claire Gheeraert-Graffeuille
Université de Rouen
claire.gheeraert-graffeuille@univ-rouen.fr
Du manuscrit à l’imprimé : quelques réflexions autour des Short Memorials of Thomas Fairfax (1699)
À la Restauration, Thomas Fairfax (1612-1671), général victorieux de la New Modern Army, composa deux courts mémoires. Dans « A short memoriall of the Northerne Actions during ye war there, from ye yeare 1642 till 1644 », Fairfax défend ses actions militaires au début de la Guerre Civile, tandis que, dans « A short memoriall of some things to be cleared during my Command in ye Army », il justifie sa décision de ne pas voter la mort du roi. Jusqu’à présent j’ai localisé plusieurs manuscrits de ces « memorials » (holographes et copies) à la British Library, la Bodléienne, la William Andrews Clark Memorial Library (UCLA), la Beineke Library (Yale) et la Houghton Library (Harvard), ce qui suggère leur diffusion relativement importante à la Restauration. L’intérêt des lecteurs pour ces récits se confirme encore à la fin du règne de Guillaume d’Orange, lorsque, en 1699, dans le contexte tendu du débat autour du maintien d’une armée permanente (standing army), ils furent publiés sous le titre Short Memorials of Thomas Fairfax.
Dans un premier temps, je me concentrerai sur les déplacements qu’opère l’édition de 1699 par rapport aux manuscrits originaux. À partir d’une analyse des différences entre la version manuscrite et la version imprimée, je me demanderai dans quelle mesure les Short Memorials s’inscrivent dans les polémiques des années 1696-1702, à l’instar des autres mémoires qui furent publiés à la même époque, également à titre posthume. Il s’agit d’une part des mémoires associés aux Whigs (ceux d’Edmund Ludlow, Denzil Holles et John Berkeley) et, d’autre part, ceux que revendiquent les Tories (Warwick, Thomas Herbert, Edward Hyde, Earl of Clarendon). Dans un deuxième temps, je montrerai les atouts d’une édition numérique qui mette en regard les différents états des textes (manuscrit et imprimé), dans le cadre d’un projet plus large sur la mémoire des Révolutions anglaises du XVIIe au XIXe siècle.
Biographie
Claire Gheeraert-Graffeuille est professeure en études anglophones à l’Université de Rouen Normandie (ERIAC-EA 4705). Ses recherches, à la croisée de la littérature, de l’histoire culturelle et de l’histoire des idées, portent sur la question du genre et de l’histoire dans l’Angleterre de la première modernité. Elle a soutenu en novembre 2020 une HDR intitulée « Histoire, genre et représentations dans l’Angleterre de la première modernité ». Elle travaille actuellement à un projet collectif consacré à la mémoire des Révolutions anglaises dans les îles britanniques, en Europe et en Amérique du Nord – XVIIe-XIXe siècles. Elle a récemment publié Lucy Hutchinson and the English Revolution. Gender, Genre, and History-Writing chez Oxford University Press (2022) et, avec Géraldine Vaughan, Anti-Catholicism in Britain and Ireland, 1600-2000. Practices, Representations and Ideas chez Palgrave Macmillan (2020). Depuis 2020, elle est rédactrice-en-chef de la revue Etudes Epistémè https://journals.openedition.org/episteme/.
Stephen Morrison
Université de Poitiers
stephen.morrison@univ-poitiers.fr
Le manuscrit 103 de la bibliothèque de la cathédrale de Salisbury : aux frontières de l’interprétation
Le manuscrit 103 (milieu du XVe siècle) de la bibliothèque de la cathédrale de Salisbury (qui conserve le texte moyen-anglais de Jacob’s Well, une longue série de sermons en prose), présente à un éditeur de nos jours plusieurs problèmes d’interprétation qui se trouvent aux frontières de certaines préoccupations éditoriales, notamment: l’ambiguïté paléographique, la complexité (ou l’incertitude) du système d’abréviations, et l’importance à accorder aux rajouts marginaux dans le manuscrit, compte tenu de leur état abimé suité aux rognages des relieurs successifs. Le but de cette communication est d’illustrer ces trois phénomènes comme pierres d’achoppements auxquelles un éditeur aujourd’hui sera confrontées.
Biographie
Professeur émérite de philologie anglaise du Môyen Âge. A édité A Late Fifteenth-Century Dominical Sermon Cycle, Early English Text Society (2012); The Late Middle English Lucydarye, Brepols, 2013; avec Jean-Jacques Vincensini, The Late Midde English Apollyn de Thyre, Heidelberg, 2020. Actuellement, il prépare une édition du moyen-anglais Jacob’s Well pour la EETS. Il est directeur de la série Textes Vernaculaires du Moyen Âge, chez Brepols (Turnhout), depuis 2004.
Ileana Sasu
Université de Tours
Ileana.sasu@univ-tours.fr
Crossing languages : Images as translation mechanisms
This paper will focus on the analysis of the image of the flowering staff in three lives of Saint Audrey (Audrée or Étheldrède d’Ely): one in Old French and two in Middle English, as well as in other devotional texts. The study will show how, beyond words, images are transferred from one language to another during the translation process. The images conveyed in the texts determine the choice of words in translation. The analysis is based on two excerpts in Middle English. The first is taken from an unpublished edition of the prose life of Saint Audrey, preserved at Corpus Christi College, Oxford, and the other from the prose life preserved in Ms Additional 2604 at Cambridge University Library, a text written for members of a female monastic community. The Old French text is taken from the twelfth-century poem La vie seinte Audree, noneyne de Ely, written either by Marie de France, the famous poetess, or by an Anglo-Norman nun of the same name. These texts are supplemented by other examples drawn from Latin sources to demonstrate how the image of the flowering staff crossed forms and languages in medieval texts.
Since most of these texts—if not all—were “written for, or read within, nunneries,” it is perhaps possible that the coincidences between them are not necessarily dictated by simple intertextuality, at least not of the direct kind, but by memories of past readings which stimulated the imagination of writers and led them to similar choices on a lexical level, operating an unconscious transfer of formulae based on sacred models. References such as these were well known to medieval authors, and intertextual crossings from hagiographic or apocryphal texts could appear in vernacular texts independently, based solely on the adapter or translator’s memory.
Biographie
Maître de conférences à l’Université de Tours, membre du laboratoire ‘Interactions Culturelles et Discursives’, co-porteuse du projet ANR PSalteRATIO qui propose une analyse raisonnée d’un groupe multilingue de psautiers métriques des XIIe et XIIIe siècles (‘Premier psautier métrique français’, ‘Deuxième psautier métrique français’ et le ‘Psautier Surtees moyen anglais’). Elle travaille sur les humanités numériques appliquées aux textes patrimoniaux et s’intéresse particulièrement aux transmissions textuelles et aux langues vernaculaires en contact. Ses recherches actuelles portent notamment sur la tradition textuelle des vies médiévales de Sainte Audrey et sur les traductions vernaculaires des textes bibliques.